III

Au début, il s’était installé dans un grand bureau où les « patients » venaient lui rendre visite. Pour être plus exact, ils entraient par une porte, passaient devant lui, et ressortaient par une autre porte sans avoir dit un mot. Chacun recevait une fiche où il apprenait qu’il pouvait, si tel était son désir, envoyer une somme d’argent à l’adresse indiquée. Paul Eyre n’ignorait pas que des fonctionnaires du ministère de la Santé ou des membres de l’A.M.A.[2] se cachaient parmi ses employés. Ils avaient pour lui le regard d’un fermier pour une fouine entrée dans la basse-cour. Malgré cela, leurs rapports toujours monotones, n’étaient entachés d’aucune irrégularité.

Ce n’est qu’après plusieurs mois que Paul Eyre s’installa sous le porche. Quand il faisait chaud, il regardait les passants au travers d’un écran. En hiver, le porche était vitré. Des automobiles, des camions et des autocars avançaient lentement dans l’allée, et il regardait les visages blêmes mais pleins d’espoir des passagers. Il avait besoin de les voir en chair et en os pour les guérir, bien qu’un seul regard suffit.

En revanche, il n’avait pas besoin de voir pour tuer. Les intrus dissimulés dans les autres pièces de la maison tombaient foudroyés dès qu’ils portaient la main à leur revolver. Un appareil destiné à libérer un gaz empoisonné avait été muni d’une horlogerie pour qu’il n’y eût aucune intervention humaine directe ; l’appareil partit en fumée avant même que de fonctionner. Un fanatique avait voulu s’écraser sur la maison dans un avion bourré de nitroglycérine ; l’avion explosa au-dessus du fleuve. Une bombe à retardement détruisit son propriétaire avant même qu’il pût monter en voiture.

Il y avait sans aucun doute eu d’autres incidents du même ordre dont Paul Eyre ignorait tout.

Ce qu’il y avait d’étrange dans ses pouvoirs, c’est qu’il n’avait pas la moindre idée de la façon dont ils opéraient. Il n’éprouvait aucun chatouillement, aucune modification de sa température corporelle, rien qui pût signaler la moindre transmission d’énergie.

Il avait cependant compris qu’il ne pouvait tuer quelqu’un simplement en le haïssant. Ses pouvoirs n’étaient activés que si cette personne représentait un danger physique immédiat.

Il était une énigme pour l’humanité tout entière. Que ce fût dans la forêt amazonienne ou dans les étendues désertiques de l’Australie, tout le monde avait entendu parler de lui. Ils venaient du monde entier, et les affaires étaient florissantes à Busiris, Illinois. Les hôtels, les pensions et les motels étaient pleins à craquer. La police avait dû doubler ses effectifs, mais il n’y eut aucune récrimination de la part des contribuables. Eyre payait la note. Ses voisins avaient protesté contre l’encombrement des rues, mais personne n’y pouvait rien. La « Eyrecraft Industry », ainsi que l’avait baptisée le journal local, apportait la prospérité à Busiris. C’était la plus grosse industrie du pays, plus importante même que l’énorme Trackless Diesel Motor Corporation dont il avait été l’employé.

Il demeurait donc sous le porche, même lorsqu’il prenait son repas de midi ou faisait les cent pas pour se dégourdir les jambes. A sept heures du soir, il s’en allait ; les membres de son équipe restaient encore deux ou trois heures, pour achever leur travail. Mais sa journée à lui était terminée : dix heures de visite et près de trente mille patients, cela lui suffisait largement. Il était épuisé, bien que n’ayant rien fait de plus que rester assis, marcher ou discuter brièvement avec ses secrétaires. Il revenait chez lui à pied, sans garde du corps, bien que les rues et les trottoirs fussent noirs de malades qui attendaient de le voir.

Il dînait seul dans son appartement, sauf les trois soirs de la semaine où ses maîtresses en titre venaient lui rendre visite. C’étaient de superbes jeunes femmes, qui avaient toutes d’excellentes raisons de coucher avec lui. Certaines lui étaient reconnaissantes d’avoir guéri leur mari, leurs parents ou encore elles-mêmes. D’autres croyaient l’adorer parce qu’il faisait des miracles. D’autres encore – il devait s’en apercevoir par la suite – travaillaient pour le compte du FBI, de la CIA, de l’OSSEX, de la Russie, de la Chine, de Cuba, de l’Angleterre, d’Israël, de la France, de la République arabe unie, de l’Inde et de l’Allemagne, tant de l’Est que de l’Ouest. Plusieurs femmes lui avaient même demandé de se réfugier dans leur pays. Ces mêmes pays avaient d’abord tenté de l’enlever, ce qui avait provoqué la mort instantané de l’agent, avant de chercher à le séduire. Il ne les livrait jamais à la police. Il leur demandait seulement de le laisser tranquille et de s’en aller.

Parfois, il se rendait à la fenêtre et regardait dans la rue. Des centaines de visages étaient tournés vers lui, comme s’il était le soleil bienfaiteur. Leur murmure s’élevait vers lui, en dépit des doubles vitrages. « Guérissez-moi », disaient-ils, « et je serai heureux ».

Il savait que ce n’était pas vrai, mais il les guérissait tout de même. Il ne pouvait s’en empêcher.

On lui avait même suggéré de parcourir le monde en avion et de survoler d’immenses terrains où les malades seraient rassemblés par centaines de milliers. Il avait repoussé cette idée. Toute vie privée lui aurait été interdite. Comment aurait-il pu s’échapper et sillonner l’espace sublunaire, de la Polynésie au pôle Nord ? Ici, il réussissait à s’échapper en passant par une fenêtre donnant sur une petite cour à laquelle personne ne pouvait accéder. Bien entendu, elle était placée sous surveillance photographique et électronique, mais ceux qui l’observaient travaillaient pour le gouvernement, et leurs rapports étaient classés « top secret ». De toute façon, ils ne croyaient pas à ce qu’ils rapportaient. Certaines choses sont si invraisemblables que les accepter revient à admettre que l’on est fou.

Pourquoi Paul Eyre était-il devenu ce grand guérisseur ? Pourquoi avait-il accepté cette mission pénible dont il ne parviendrait jamais à atteindre le but ultime, la suppression de tous les maux physiques de l’humanité ? Certes, il n’avait pas le cœur de renvoyer les malades. Et puis, il gagnait beaucoup d’argent, ce qui lui permettait de pourvoir à l’entretien de sa fille et de son ex-femme. Enfin – surtout, peut-être – il était humain, et tout homme désire être un objet d’idolâtrie. Il était l’homme le plus important de cette planète, important au point que le public ne pouvait imaginer. Heureusement, parce que les gens auraient essayé de se l’approprier, littéralement parlant. Il frissonnait à cette pensée, parce que la foule aurait échoué, évidemment. La vision de centaines, peut-être même de milliers de personnes tombant mortes à ses pieds le rendait malade. Pour l’instant, les quelques décès signalés avaient été imputés à une trop grande joie combinée à un cœur un peu trop fragile.

Eyre lut quelque temps après avoir ingurgité le repas commandé au traiteur. (Il était inutile de le goûter ; l’empoisonneur serait mort avant même de souiller la nourriture.) Il posa son livre et regarda la télévision pendant une demi-heure avant d’éteindre le poste. Ses émissions préférées lui paraissaient étonnamment futiles. Débiles et cons, comme le disait souvent son ami Tincrowdor.

Tincrowdor. Était-ce un ami ? Il avait aidé Paul Eyre quand ce dernier avait été jeté en prison. Parallèlement, Tincrowdor avait cherché le moyen de le tuer. Mais, ainsi que Tincrowdor l’avait expliqué, c’était uniquement parce qu’il ne croyait pas vraiment que Paul pût être tué. Le défi intellectuel était trop grand pour qu’il ne le relevât pas.

Il décrocha le téléphone et appela le standard installé au rez-de-chaussée. Puis la sonnerie retentit à de multiples reprises, inlassablement. Combien étaient-ils à l’écouter en cet instant ? Il y avait bien une dizaine d’agences gouvernementales américaines, l’A.M.A. et une demi-douzaine d’espions étrangers. Tous aussi impuissants les uns que les autres, seulement capables d’écouter et de rédiger des rapports.

Une voix mâle et rauque finit par répondre :

— Leo Queequeg Tincrowdor, poète-lauréat de B-B-P-F-T-C, j’écoute.

Si, par malheur, son correspondant demandait ce que signifiait ces initiales, Tincrowdor s’empressait de répondre : « Busiris, le Bled le plus Foireux de Toute la Création ».

— Viens chez moi, dit Eyre, je voudrais te parler.

— Tu ne m’en veux pas ?

— Je veux te parler, c’est tout. Enfin, si tu n’es pas trop ivre.

— Juste ce qu’il faut, dit Tincrowdor. Dis à tes gorilles de ne pas me tirer dessus.

— Ils sont là pour me surveiller, c’est tout, fit Eyre. Tu pourrais venir avec un bazooka, ils contenteraient de te demander ta carte d’identité.

Le pire, c’est que c’était vrai.

Station du cauchemar
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